"Par la grâce de Dieu je suis ce que je suis..." I Corinthiens 15/10
Cela fait plusieurs semaines. Enfin, je crois avoir trouvé assez de courage et je pousse cette porte. Je la vois. Son sourire me dit qu'elle est soulagée de me voir. Moi aussi. Je me dirige vers le coin enfant et nous retrouvons nos habitudes. Je trouve une chaise libre. Deux de mes enfants sont déjà plongés dans un livre. Le plus jeune se met à vider un bac. De temps à autre il m'apporte un livre pour que je lui lise. Cela ne dure jamais plus de trente seconde et puis il est reparti en quête d'un nouveau livre.
Une demi-heure plus tard, le rituel commence. Les bibliothécaires ferment les volets, rassemblent leurs affaires. C'est l'heure. Je rassemble mes enfants et nous nous apprêtons à partir. Et c'est alors qu'elle m’attrape. Elle se confond en excuses. Je lui dis de ne pas s'inquiéter, que je comprends, c'était dur à entendre.
La dernière fois, cela remontait à plusieurs semaines. Nous n'avions même pas encore enterré son corps, et elle m'avait demandé tout innocemment, pourquoi je n'avais pas mon bébé, dans son écharpe, habituellement collé contre moi. Quand je lui ai doucement appris la nouvelle, sa réaction a été des plus inattendues. Déplacée. Incohérente. Blessante. Ce n'est pas à cela que je m'attendais. Jusque là on n'avait accueilli la nouvelle qu'avec compassion, respect et larmes. Manifestement, tout le monde n'est pas formé à accompagner le deuil.
Et c'est ainsi que ce lieu, autrefois familier et accueillant, était devenu effrayant. Trop émotionnel. Je ne voulais plus y aller. C'est surtout que je ne voulais pas la croiser. Il a bien fallu, un jour, apprendre à surmonter cet obstacle. Il faut avancer, la vie continue. Et quand l'obstacle est surmonté, le soulagement est au rendez-vous.
Quelques instants plus tard, j'attends ma fille dans un couloir, avec trois autres de mes enfants. Une dame, tout sourire, engage gaiement la conversation et me demande si j'ai quatre enfants. Et là, je bloque. Comment répondre ? J'ai appris ma leçon : quand les gens apprennent l'impensable, leur réaction est imprévisible. Je ne veux pas être encore blessée. Cette étrangère est joyeuse et chaleureuse. Son attitude va-t-elle changer si je lui dis ? Elle ne s'y attend pas... va-t-elle couper court à l'échange ? Va-t-elle savoir quoi dire ? Sa réponse va-t-elle être déplacée comme celle de la bibliothécaire ? Elle doit se demander pourquoi j'hésite. Enfin, je réponds : "non, j'en ai cinq..." et je rajoute dans un murmure "avec moi". Elle n'a pas remarqué. Elle se met à me parler de sa fille, qui, elle, a quatre enfants. Je ne suis pas soulagée. J'ai l'impression d'avoir renié mon bébé. La prochaine fois, j'aurais une meilleure réponse.
Car des prochaines fois, il y en aura. Et le dilemme sera toujours le même. Je dois me rendre à l'évidence. Je ne serais plus jamais la même. Que je raconte ou non ma vie aux étrangers qui s'enquièrent de la taille de ma famille, la perte d'un enfant fait désormais partie de mon identité. Et c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis : une mère endeuillée.
Cela fait plusieurs semaines. Enfin, je crois avoir trouvé assez de courage et je pousse cette porte. Je la vois. Son sourire me dit qu'elle est soulagée de me voir. Moi aussi. Je me dirige vers le coin enfant et nous retrouvons nos habitudes. Je trouve une chaise libre. Deux de mes enfants sont déjà plongés dans un livre. Le plus jeune se met à vider un bac. De temps à autre il m'apporte un livre pour que je lui lise. Cela ne dure jamais plus de trente seconde et puis il est reparti en quête d'un nouveau livre.
Une demi-heure plus tard, le rituel commence. Les bibliothécaires ferment les volets, rassemblent leurs affaires. C'est l'heure. Je rassemble mes enfants et nous nous apprêtons à partir. Et c'est alors qu'elle m’attrape. Elle se confond en excuses. Je lui dis de ne pas s'inquiéter, que je comprends, c'était dur à entendre.
La dernière fois, cela remontait à plusieurs semaines. Nous n'avions même pas encore enterré son corps, et elle m'avait demandé tout innocemment, pourquoi je n'avais pas mon bébé, dans son écharpe, habituellement collé contre moi. Quand je lui ai doucement appris la nouvelle, sa réaction a été des plus inattendues. Déplacée. Incohérente. Blessante. Ce n'est pas à cela que je m'attendais. Jusque là on n'avait accueilli la nouvelle qu'avec compassion, respect et larmes. Manifestement, tout le monde n'est pas formé à accompagner le deuil.
Et c'est ainsi que ce lieu, autrefois familier et accueillant, était devenu effrayant. Trop émotionnel. Je ne voulais plus y aller. C'est surtout que je ne voulais pas la croiser. Il a bien fallu, un jour, apprendre à surmonter cet obstacle. Il faut avancer, la vie continue. Et quand l'obstacle est surmonté, le soulagement est au rendez-vous.
Quelques instants plus tard, j'attends ma fille dans un couloir, avec trois autres de mes enfants. Une dame, tout sourire, engage gaiement la conversation et me demande si j'ai quatre enfants. Et là, je bloque. Comment répondre ? J'ai appris ma leçon : quand les gens apprennent l'impensable, leur réaction est imprévisible. Je ne veux pas être encore blessée. Cette étrangère est joyeuse et chaleureuse. Son attitude va-t-elle changer si je lui dis ? Elle ne s'y attend pas... va-t-elle couper court à l'échange ? Va-t-elle savoir quoi dire ? Sa réponse va-t-elle être déplacée comme celle de la bibliothécaire ? Elle doit se demander pourquoi j'hésite. Enfin, je réponds : "non, j'en ai cinq..." et je rajoute dans un murmure "avec moi". Elle n'a pas remarqué. Elle se met à me parler de sa fille, qui, elle, a quatre enfants. Je ne suis pas soulagée. J'ai l'impression d'avoir renié mon bébé. La prochaine fois, j'aurais une meilleure réponse.
Car des prochaines fois, il y en aura. Et le dilemme sera toujours le même. Je dois me rendre à l'évidence. Je ne serais plus jamais la même. Que je raconte ou non ma vie aux étrangers qui s'enquièrent de la taille de ma famille, la perte d'un enfant fait désormais partie de mon identité. Et c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis : une mère endeuillée.